Jean Rostand

 

Florilège (1)

 

 

 

 

 

bille2.gif (406 octets)     Pensées d’un biologiste

 

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Pensées d'un biologiste. J'ai lu. Couverture de l'édition 1973.

 

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     Certains esprits, et même qui admettent la réalité de l'évolution organique, voient dans l'espèce humaine un chef-d'oeuvre prémédité et de longue haleine. En dépit de son insignifiance pondérable, l'homme représente à leurs yeux bien autre chose qu'un simple accident ou épisode du devenir ; le « roseau pensant » n'est pas seulement plus noble que « ce qui le tue », il en est la raison d'être et le but. Comme le poète Mallarmé disait que l'univers est fait pour aboutir à un beau livre, de même ils tiennent que l'univers a existé dans sa totalité pour qu'à telle heure et en tel lieu apparût le fragile être humain... Mais il est d'autres esprits qui voient les choses tout différemment. Ceux-là, malgré tout leur bon vouloir, ne parviennent à discerner dans la nature aucun souci de l'homme ; ils pensent que la vie a poussé comme elle a pu, sans soins, sans protection, sans mystérieuse connivence avec le reste des choses ; ils pensent que, ni préparé ni attendu, l'homme pour se maintenir a dû lutter durement contre un milieu hostile ; ils pensent que rien n'avait prévu, que rien n'avait voulu le lourd et anfractueux cerveau de l'Homo sapiens et que, si les petits mammifères du tertiaire n'avaient pas eu de goût pour les oeufs des grands Sauriens, le règne animal n'aurait pas connu le même roi ; ils pensent que la pensée humaine, cette façon d'intruse, n'a pas plus d'importance dans l'inerte cosmos que le chant des rainettes ou le bruit du vent dans les arbres ; ils pensent que l’intelligence n'a conquis la Terre que de haute lutte, parce qu'elle donne aussi la force, et que si demain surgissait une espèce plus puissante ou mieux adaptée que la nôtre, c'est à elle que reviendrait de droit l'empire de la planète ; ils pensent que l'homme n'est que celui qu'il est, qu'il n'incarne d'autre pensée que la sienne, qu'il ne vaut que pour lui, à proportion de ce qu'il se croit et se fait, qu'il n'a d'autres droits que ceux qu'il s'arroge, d'autres devoirs que ceux qu'il s'impose, d'autre mission que celle qu'il s'assigne...

  

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     Jamais les hommes ne sauront assez la contingence de leur personne, et à combien peu ils doivent de n'être pas ce qu'ils méprisent.

 

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     Les enfants qui naîtront dans des millénaires ne seront pas plus aptes au progrès que ceux qui naissent de nos jours, et il n'y a rien à espérer de l'avenir qui ne soit déjà espérable du présent.

 

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     Il tient à l'essence même de la civilisation humaine de contrarier toujours davantage, tant par les pouvoirs de la science que par l'esprit de fraternité, le jeu sans merci de la sélection naturelle.

 

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     D'où vient l'homme?

     D'une lignée hétéroclite de bêtes aujourd'hui disparues, et qui comptaient des gelées marines, des vers rampants, des poissons visqueux, des mammifères velus... Par cette chaîne d'ancêtres, dont l'humilité augmente à mesure qu'on s'enfonce dans la durée, il se rattache sans solution de continuité aux microscopiques éléments qui naquirent, voici plus d'un milliard d'années, aux dépens de la croûte terrestre.

     Accident entre les accidents, il est le résultat d'une suite de hasards, dont le premier et le plus improbable fut la formation spontanée de ces étranges composés du carbone qui s'associèrent en protoplasme.

     L'homme n'est rien moins que l'oeuvre d'une volonté lucide, il n'est même pas l'aboutissement d'un effort sourd et confus.   Les processus aveugles et désordonnés qui l'ont conçu ne recherchaient rien, n'aspiraient à rien, ne tendaient vers rien, même le plus vaguement du monde. Il naquit sans raison et sans but, comme naquirent tous les êtres, n'importe comment, n'importe quand, n'importe où. La nature est sans préférences, et l'homme, malgré tout son génie, ne vaut pas plus pour elle que n'importe laquelle des millions d'autres espèces que produisit la vie terrestre. Si la tige des primates avait été sectionnée à sa base par quelque accident géologique, la conscience réfléchie ne serait jamais apparue sur la terre. Il est possible d'ailleurs que, dans le cours des siècles, certaines lignées organiques aient été éliminées qui eussent donné naissance à des formes plus accomplies que la nôtre.

     Quoi qu'il en soit, l'homme est apparu... D'une certaine lignée animale, qui ne semblait en rien promise à un tel destin, sortit un jour la bête saugrenue qui devait inventer le calcul intégral et rêver de justice. Le pessimiste aurait beau jeu à déplorer la venue de cette créature paradoxale, accablée par sa supériorité, qui ne doit qu'un surcroît de tourments à l'hypertrophie de son intelligence et de son affectivité, qui traverse la vie dans l'épouvante de la mort, qui s'attache sans mesure à d'autres créatures éphémères, qui, trop bestiale ou trop peu, souffre quand elle réprime ses instincts et ne souffre pas moins quand elle y cède, qui ne sait pas défendre son coeur contre les rêves que lui interdit sa raison...

     Il est vrai que, malgré ses conflits et ses tourments, l'humanité persiste depuis des centaines de siècles. C'est donc que, statistiquement tout au moins, les hommes préfèrent l'être au non-être. Et c'en est assez pour que triomphe l'optimisme, qui se contente de peu.

     Mais laissant au moraliste le soin de peser les douleurs et les satisfactions individuelles, demandons-nous ce que l'homme, en tant que membre de l'espèce, peut penser de lui-même et de son labeur.

     Certes, à se souvenir de ses origines, il a bien sujet de se considérer avec complaisance. Ce petit-fils de poisson, cet arrière-neveu de limace, a droit à quelque orgueil de parvenu. Jusqu'où n'ira-t-il pas dans sa maîtrise des forces matérielles ? Quel secret ne dérobera-t-il pas à la nature ? Demain, i1 libérera l'énergie intra-atomique, il voyagera dans les espaces interplanétaires, il prolongera la durée de sa propre vie, il combattra la plupart des maux qui l'assaillent, et même ceux que créent ses propres passions, en instaurant un ordre meilleur dans ses collectivités.

     Sa réussite a de quoi lui tourner un peu la tête. Mais, pour se dégriser aussitôt, qu'il situe son royaume dérisoire parmi les astres sans nombre que lui révèlent ses télescopes : comment se prendrait-il encore au sérieux, sous quelque aspect qu'il s'envisage, une fois qu'il a jeté le regard dans les gouffres glacés où se hâtent les nébuleuses spirales !

     Quel sort, au demeurant, peut-il prédire à son oeuvre, à son effort ? De tout cela, que restera-t-il, un jour, sur le minable grain de boue où il réside ? L'espèce humaine passera, comme ont passé les Dinosaures et les Stégocéphales. Peu à peu, la petite étoile qui nous sert de soleil abandonnera sa force éclairante et chauffante... Toute  vie alors aura cessé sur la Terre, qui, astre périmé, continuera de tourner sans fin dans les espaces sans bornes... Alors, de toute la civilisation humaine ou surhumaine - découvertes, philosophies, idéaux, religions -, rien ne subsistera. Il ne restera même pas de nous ce qui reste aujourd'hui de l'Homme de Néanderthal, dont quelques débris au moins ont trouvé un asile dans les musées de son successeur. En ce minuscule coin d'univers sera annulée pour jamais l'aventure falote du protoplasme... Aventure qui déjà, peut-être, s'est achevée sur d'autres mondes... Aventure qui, en d'autres mondes peut-être, se renouvellera... Et partout soutenue par les mêmes illusions, créatrice des mêmes tourments, partout aussi absurde, aussi vaine, aussi nécessairement promise dès le principe à l'échec final et à la ténèbre infinie...

     Sera-t-il du moins permis à l'homme éphémère, englouti dans le cosmos démesuré, de se regarder comme le dépositaire d'une valeur privilégiée, qui défierait les normes de la durée ou de l'étendue ? On ne voit guère où il puiserait la notion d'une telle valeur. Impossible, pour lui, de se leurrer de l'espoir qu'il participe à quoi que ce soit qui le dépasse. Son labeur ne s'insère dans aucune forme d'absolu. Il doit se contenter de son domaine à lui, qui est irrémédiablement clos, et ne communique point avec des terres plus vastes. Le seul devoir qui lui incombe est d'améliorer le règne de l'humain, et de l'imposer toujours davantage à l'insensible nature. C'est en vain qu'il se prendrait pour l'instrument d'on ne sait quel dessein et qu'il se flatterait de servir des fins qui le transcendent. Il ne prépare rien, il ne prolonge rien, il ne se relie à rien. Il ne connive pas, comme croyait Renan, à une " politique éternelle ". Tout ce à quoi il tient, tout ce à quoi il croit, tout ce qui compte à ses yeux a commencé en lui et finira avec lui. Il est seul, étranger à tout le reste. Nulle part, il ne trouve un écho, si discret soit-il, à ses exigences spirituelles. Et le monde qui l'entoure ne lui propose que le spectacle d'un morne et stérile charnier où éclate le triomphe de la force brute, le dédain de la souffrance, l'indifférence aux individus, aux groupes, aux espèces, à la vie elle-même...

     Tel est, semble-t-il, le message de la science. Il est aride. La science n'a guère fait jusqu'ici, on doit le reconnaître, que donner à l'homme une conscience plus nette de la tragique étrangeté de sa condition, en l'éveillant pour ainsi dire au cauchemar où il se débat.

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     L'homme est un miracle sans intérêt.                     

 

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     L'univers, en faisant l'homme, s'est donné à la fois une victime et un juge.

 

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     Je ne crois pas au mystère, ce serait trop simple.

 

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     La science a fait de nous des dieux avant même que nous méritions d'être des hommes.

 

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     L'invention de la bombe atomique nous aura fait voir, du moins, ce que peut la recherche quand elle est mise en demeure. Les problèmes du cancer et de la tuberculose ne tarderaient guère davantage à être résolus s'il y avait pour un pays nécessité de les résoudre. Mais ils ont contre eux de n'intéresser que l'humanité entière.

 

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     Ce n'est pas dire des sottises qui est grave, mais les dire au nom des principes.

 

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     Cerveau humain : cette éponge toute prête à s'imbiber de tous les mensonges...

 

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     Il est dans la tolérance un degré qui confine à l'injure.

signature de Jean Rostand

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